CHAPITRE VINGT-SIX

Sans tapage ni cérémonie, le HMS Intrépide s'écarta doucement de son ancienne orbite et gagna la nouvelle, puis un cotre sortit de son hangar d'appontement et se dirigea vers un gigantesque cargo manticorien, porteur d'un message invitant le capitaine à souper avec le commandant Harrington. Sans nul doute, le marchand serait surpris – et peut-être un peu inquiet – de cette invitation, mais personne sur la passerelle de l'Intrépide n'y accordait la moindre attention, non plus qu'au cotre : tous étudiaient attentivement les écrans où s'affichaient les résultats de l'examen prudent que les instruments passifs faisaient subir au VSMRP Sirius.

C'était un bâtiment énorme, songeait Honor en observant l'affichage de son fauteuil de commandement. L'Intrépide lui-même aurait tenu à l'aise dans une de ses grandes cales, et cette capacité même confirmait les remarques de Santos : immobiliser un navire de cette taille plus longtemps que nécessaire revenait à jeter son argent par les sabords; aucun propriétaire – même une administration gouvernementale comme le ministère du Commerce de Havre – n'agirait ainsi sans une excellente raison.

Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et jeta un coup d'œil en direction du poste tactique. Cardones et McKeon, côte à côte, se penchaient sur la console du capteur principal, et Webster ne lâchait pas ses panneaux de communication des yeux; si des messages étaient émis de ce bâtiment, c'était en faisceaux directifs, c'est-à-dire épouvantablement difficiles à intercepter, mais, avec des gestes de chirurgien, l'officier des transmissions fouillait délicatement l'espace à l'aide de ses ordinateurs : s'il y avait le moindre faisceau dans cette zone, Webster le détecterait, Honor en était certaine.

Un signal intercom retentit sur sa console et elle enfonça un bouton sur son accoudoir.

« Passerelle; ici le commandant, dit-elle.

  Pacha, le poste tactique nous a transmis le résultat de ses recherches en visuel (Dominica Santos paraissait ne pas tenir en place) et je suis en train de me repasser l'examen des noyaux arrière du Sirius. Je ne vois pas trace de piqûres ni de brûlures, et le poinçon dateur n'est pas visible, mais je vous garantis que ces noyaux ont quelque chose de vraiment étrange. »

Nimitz émit un petit blic aux oreilles d'Honor, mais elle le fit taire d'une caresse.

  Pouvez-vous envoyer vos images sur mon écran, Dominica ?

  Bien sûr, commandant. Une seconde. » Le Sirius disparut de l'affichage d'Honor, remplacé presque aussitôt par une photo énormément agrandie de la coque arrière du cargo; un de ses noyaux de propulsion, plus petit qu'une tête d'épingle au milieu de la masse titanesque du navire qui occupait l'écran principal, emplissait le centre de l'affichage, et Honor fronça les sourcils. Il y avait quelque chose qui n'allait pas dans cette image, mais Honor était incapable de mettre le doigt sur l'erreur.

« Qu'est-ce qui cloche, Dominica ? demanda-t-elle au bout d'un moment.

  Ce truc est beaucoup plus gros que la normale, voilà ce qui cloche, commandant, et il a une forme bizarre, répondit Santos. Regardez. » Un curseur apparut sur l'écran, indiquant l'endroit où le noyau émergeait du blindage externe du Sirius, et Honor pencha la tête en remarquant une large bande d'ombre noire comme de la poix. « Vous voyez ce trou autour de la base de l'ogive du noyau ? Il n'a rien à faire là; et regardez encore ça. » Le curseur disparût et une ligne vert vif se dessina le long du noyau; elle partait au ras de la base, mais s'incurvait ensuite beaucoup plus vite et, lorsqu'elle arrivait à l'ogive arrondie du noyau, plus du tiers de la masse totale de l'objet se trouvait au-delà d'elle.

« Ce que je vous ai dessiné, c'est le profil normal d'un noyau, pacha, reprit Santos en faisant clignoter la ligne verte. Ce machin est beaucoup trop large pour sa longueur, et il ne s'agit pas d'une simple question de design : on ne peut pas fabriquer un noyau avec ce profil, la physique l'interdit. D'ailleurs, jetez un coup d'œil là-dessus. » Le curseur réapparut, pointé sur un épais cylindre courtaud qui saillait non loin de l'extrémité du noyau. « Ça, c'est la bobine gravifique principale, et elle a un diamètre presque deux fois supérieur à ce qu'il devrait être pour un noyau de cette taille; un truc de ce calibre conviendrait mieux à un supercuirassé qu'à n'importe quel cargo de ma connaissance, et, s'ils le font fonctionner sous un carter de régulation pas plus costaud que ce qu'on voit d'ici, toute leur coque arrière aurait dû se transformer en mâchefer depuis belle lurette.

  Je vois. » Honor observa l'écran en se frottant l'arête du nez. « D'un autre côté, ils ont manifestement fabriqué ce que nous avons sous les yeux et ils sont arrivés ici en utilisant leur propulsion.

  Je sais, répondit Santos, mais je crois que c'est l'explication du trou à la base du noyau : à mon avis, tout ce fourbi est monté sur une espèce de vérin; quand ils mettent la gomme, ils sortent le reste du noyau – la partie cachée par le blindage – pour l'écarter de la coque. C'est pour ça que l'ouverture est très grande : la plus grande largeur de l'ogive se tient à l'intérieur de la coque externe et ils sont obligés de la pousser en arrière pour naviguer sans danger. Pacha, si ce n'est pas un noyau d'impulseur de classe militaire bien camouflé, je mange ma console.

  Excellent travail, Dominica », murmura Honor. Elle garda le regard fixé sur l'image encore un instant puis hocha la tête. « Calculez-moi votre estimation la plus précise possible de leur capacité d'accélération – en modes impulseur et Warshawski – et mettez-la par écrit; veillez aussi à sauvegarder toutes vos données : il faut les transmettre à ConstNav pour évaluation.

  À vos ordres, commandant. » Santos coupa le circuit, et Honor, relevant les yeux, découvrit McKeon debout près de son fauteuil, les sourcils levés.

« D'après l'ingénieur Santos, il y a une anomalie très nette dans ce bâtiment, monsieur McKeon, dit-elle, et le second acquiesça de la tête.

  Oui, commandant; j'ai entendu la fin de votre conversation; et, de mon côté, j'ai un élément à y ajouter : le lieutenant Cardones et moi-même avons découvert que les noyaux du Sirius sont chauds.

Ce fut au tour d'Honor de hausser les sourcils. « Est-ce qu'il pourrait s'agir d'un test des systèmes ?

  Ça m'étonnerait, commandant. Nous mesurons une pleine charge de prépropulsion à la fois sur les noyaux alpha et bêta du côté de la coque où nous nous trouvons, à l'avant et à l'arrière; pour un test des systèmes, on ferait chauffer les alpha ou les bêta, mais pas les deux. Et puis pourquoi tester les noyaux avant et arrière en même temps ? En outre, le niveau d'énergie est constant depuis plus de dix minutes. »

Honor s'adossa pour le dévisager, songeuse, et elle vit ses propres pensées défiler derrière les yeux gris du second. Aucune loi n'interdisait à un bâtiment de maintenir ses impulseurs en prépropulsion sur une orbite de garage, mais cela n'arrivait pratiquement jamais : l'énergie était relativement peu chère à bord d'un vaisseau stellaire, mais même la centrale à fusion la plus efficace avait besoin de masse de réaction et les impulseurs consommaient beaucoup d'énergie, même en prépropulsion;

maintenir un tel niveau de charge alors que ce n'était pas indispensable était le meilleur moyen de faire grimper les frais généraux; en outre, cela ne faisait pas de bien au matériel : les ingénieurs et mécaniciens étaient dans l'impossibilité d'exécuter les tâches d'entretien normales tant que les moteurs étaient chauds, et les composants eux-mêmes n'avaient qu'une durée de vie limitée; les garder en mode de prépropulsion quand ce n'était pas absolument nécessaire réduisait leur espérance de vie, ce qui, à son tour, augmentait les frais généraux.

Tout cela pour dire qu'aucun capitaine de cargo n'aurait maintenu ses moteurs en prépropulsion sans un motif extrêmement valable; mais ce n'était pas vrai pour un capitaine de bâtiment de guerre : en partant à froid, il fallait presque quarante minutes pour monter les bandes gravifiques des impulseurs; avec des noyaux chauds, on pouvait réduire ce temps à un peu plus de quinze minutes.

« C'est très intéressant, monsieur McKeon, murmura Honor.

  Ce bâtiment me paraît de plus en plus curieux, acquiesça le second, avec ses noyaux d'impulseur disproportionnés et en pleine charge de prépropulsion; à mon avis, vous tenez l'anomalie qui vous permet de monter à son bord, commandant.

  Peut-être que oui, peut-être que non. » Honor se mâchonna la lèvre et sentit Nimitz, qui avait perçu son humeur soucieuse, lui mordiller le lobe de l'oreille. Avec un sourire, elle le déposa sur ses genoux pour mettre ses oreilles à l'abri puis, redevenue grave, regarda McKeon.

Le problème, reprit-elle, c'est que rien ne les oblige à nous montrer les véritables spécifications de leur propulsion, et aucune loi ne dit qu'ils doivent construire un cargo dont les moteurs respectent une logique économique. Le fait que leurs noyaux soient chauds et ne présentent pas l'usure qu'on attendrait en cas de panne de syntos semble bel et bien indiquer qu'ils ont menti au Sorcier sur la nature de leurs ennuis techniques, mais ça s'arrête là. Un bon avocat n'aurait sans doute pas grand mal à réfuter ces arguments et nous serions forcés de reconnaître qu'ils n'ont même pas envoyé une seule navette sur la planète –ni ailleurs, si on va par là – depuis plus de deux mois et demi qu'ils sont en orbite; s'ils n'ont de contact physique avec personne, nous pouvons difficilement les accuser de contrebande. Ils restent à leur place autour de Méduse et s'occupent de leurs petites affaires comme de bons marchands respectueux des lois; à partir de là, la possibilité d'agir sur notre conviction reste extrêmement précaire et, en outre, je n'aime pas trop l'idée d'abattre notre jeu. »

Elle caressa les oreilles de Nimitz, en proie à une indécision qui ne lui était pas coutumière. D'un côté, elle pouvait sans doute trouver une justification, même des plus minces, à l'envoi d'une équipe d'inspection sur la base de ses observations; mais, dans ce cas, et si les Havriens manigançaient bel et bien un coup fourré, ils sauraient aussitôt qu'elle avait des soupçons, sans compter qu'ils déposeraient instantanément toutes sortes de plaintes diplomatiques. Ce qui la tracassait le plus, c'était son incapacité à déterminer ce qui l'intimidait davantage : la crainte de révéler sa suspicion ou celle de déclencher des protestations. Elle penchait pour la première, mais une petite voix insistante se demandait si ce n'était pas plutôt la seconde.

Elle ferma les yeux et s'efforça d'examiner les différentes options avec tout le détachement dont elle était capable. La pierre d'achoppement, dans cette affaire, c'était que, selon les lois interstellaires, le capitaine du cargo avait le droit de refuser l'entrée à ses inspecteurs, si fondés que fussent leurs soupçons, sauf si Honor avait la preuve qu'il avait enfreint la loi manticorienne ou mis clairement en péril la sécurité manticorienne, et aucun des éléments dont elle disposait ne constituait une véritable infraction. Si le capitaine Coglin lui interdisait de monter à son bord, elle n'aurait qu'une alternative : accepter le soufflet ou expulser le Sirius de l'espace manticorien. Elle en avait l'autorité nécessaire pour tout navire qui refusait l'inspection, quel que soit le faisceau de soupçons qui pesait sur lui, si elle le décidait, mais elle devrait justifier son geste devant l'Amirauté et elle voyait d'ici les gros titres des journaux : LA FLOTTE EXPULSE UN NAVIRE MARCHAND MALGRÉ SES MOTEURS ENDOMMAGÉS. UN OFFICIER MANTICORIEN INCONSCIENT ENVOIE UN CARGO À LA MORT DANS L'HYPERESPACE. HAVRE PROTESTE CONTRE L'EXPULSION INHUMAINE D'UN CARGO ENDOMMAGÉ PAR LE COMMANDANT HARRINGTON.

Elle eut un frisson d'angoisse tout en songeant qu'elle saurait faire face aux retombées, le cas échéant; Dieu savait que certains organes de presse sur Manticore avaient déjà trouvé des horreurs à écrire sur elle – surtout ceux que contrôlaient Hauptman et ses affidés ! Non, le véritable hic, c'était que, si elle expulsait le Sirius, elle mettrait certes des bâtons dans les roues de Havre, mais elle ne saurait jamais quels étaient leurs plans et elle n'aurait jamais la certitude qu'ils n'allaient pas essayer de les exécuter par d'autres moyens, d'autant que, très vraisemblablement, une opération aussi lourde devait comporter des plans de rechange, si bien que...

« Commandant ? »

Elle ouvrit les yeux et découvrit Webster à côté de McKeon. « Oui, monsieur Webster ?

  Excusez-moi, commandant, mais j'ai pensé que vous voudriez être au courant : il y a un réseau com de sécurité tripolaire entre le Sirius, le consulat havrien et le courrier du consulat. » Honor pencha la tête et Webster eut un petit haussement d'épaules. «Je ne peux guère vous en dire plus, pacha; ils utilisent des lasers extrêmement étroits, pas des lasers com normaux, et ils ne se transmettent pas grand-chose. J'ai largué quelques détecteurs passifs, mais ils ne captent que l'enveloppe de la porteuse; je ne peux pas les brancher directement sans placer un des capteurs dans l'axe d'un des lasers, et ça, ils s'en apercevraient sûrement.

  Vous pouvez déterminer si les messages sont brouillés ?

  Non, commandant, mais, vu l'étroitesse des rayons, ça ne m'étonnerait pas; aucune raison technique ne justifie d'employer des lasers aussi concentrés sur des distances aussi réduites; par conséquent, ce doit être un système de sécurité.

  Je vois. » Honor hocha la tête et, en elle, l'indécision fit place à la sérénité. « Monsieur McKeon, dès que monsieur Tremaine sera revenu à bord, je veux que nous retournions sur notre orbite d'origine, mais sur l'arrière du courrier havrien.

  À vos ordres, commandant », répondit automatiquement McKeon, mais Honor lut la perplexité dans son regard.

« Gardez l'œil sur le Sirius, reprit-elle, mais tâchez également de découvrir si les noyaux du courrier sont chauds eux aussi. Nous avons, je pense, établi assez clairement qu'il se passe des événements curieux dans la région et que Havre en est à l'origine, mais nous ignorons encore de quoi il s'agit. Je veux le savoir, monsieur McKeon; je veux les prendre la main dans le sac devant tout le monde.

  Oui, commandant. » Le second avait compris et Honor hocha la tête.

« En attendant, je veux qu'on place l'Intrépide en prépropulsion lui aussi. Si l'un ou l'autre de ces bâtiments commence à se déplacer, je veux être capable de le prendre en chasse. Compris ?

  Compris, commandant.

  Bien. » Elle se tourna vers son officier des communications. « Monsieur Webster, il me faut une ligne sécurisée avec dame Estelle.

  À vos ordres, commandant. Je m'en occupe tout de suite. »

Honor regarda ses deux subordonnés reprendre leur poste, puis elle se radossa et caressa Nimitz en contemplant d'un œil lointain l'image du noyau d'impulseur du Sirius.

« Vous avez raison, Honor; ils mijotent quelque chose, c'est évident. » À l'écran, le visage de dame Estelle paraissait fatigué, et Honor se demanda si elle était retournée se coucher après leur conversation de la nuit.

«Je ne pense pas que cela fasse le moindre doute, en effet, répondit-elle ; surtout maintenant que nous avons confirmation que la propulsion du courrier est chaude elle aussi. Je vous l'avoue sans plaisir, dame Estelle : je n'aime pas ça du tout.

  Je ne vous le reprocherai pas. » Le commissaire se frotta les yeux puis reposa les mains sur son bureau avec un soupir. « Ils ne se tiendraient pas en prépropulsion s'ils ne prévoyaient pas de se déplacer, et ce fichu courrier bénéficie de l'immunité diplomatique : nous ne pourrons pas l'arrêter s'il fait mine de s'en aller.

  Je m'inquiète moins de savoir si j'ai le droit de l'arrêter ou non que du fait qu'ils sont deux, madame », répondit Honor d'un air morne. Dame Estelle lui jeta un coup d'œil perçant et Honor haussa les épaules. « Je n'ai aucune envie de déclencher un incident diplomatique mais, ce qui me tracasse, c'est que je ne dispose que d'un seul bâtiment; si j'ai deux proies qui partent dans deux directions différentes, je ne pourrai en prendre qu'une en chasse.

  Mais quel est le rapport ? fit le commissaire d'un ton presque gémissant. De mon côté, j'ai des indigènes drogués jusqu'aux yeux, armés de fusils à poudre et endoctrinés pour massacrer les extraplanétaires à la chaîne, et du vôtre vous avez deux navires spatiaux en mode de prépropulsion ! Quel est le rapport ?

  Je l'ignore... pour l'instant. Mais je suis sûre qu'il en existe un, et leur volume de transmissions me paraît important à cet égard.

  J'en conviens. » Dame Estelle avait la mine lugubre. « Je vais voir ce que je peux en tirer.

  En tirer ? » Honor leva les sourcils, étonnée, et dame Estelle eut un sourire las.

« Je ne suis pas aussi confiante que le souhaiteraient mes supérieurs haut placés du ministère des Affaires médusiennes. Mes agents et moi-même avons... euh... récupéré, disons, quelques appareils de communication qui ne figurent pas sur la liste du matériel officiel de mon enceinte; nous nous en servons pour surveiller de près les communications des enclaves extraplanétaires.

  Ah bon ? » Honor battit des paupières, abasourdie, et dame Estelle laissa échapper un petit rire.

« Vous n'êtes pas obligée de le crier sur tous les toits, Honor. Cela pourrait créer beaucoup de remous.

  J'imagine », acquiesça Honor; elle commençait à sourire à son tour.

« Vous imaginez bien. Pour en revenir aux Havriens, nous pouvons garder l'œil sur leur volume de communications, mais pas écouter leurs transmissions : non seulement ils brouillent leurs signaux, mais en général ils les codent, en plus. Nous avons réussi à casser leurs derniers systèmes de brouillage – à moins qu'ils ne les aient encore modifiés depuis hier et que je n'en aie pas été informée – mais nous n'arrivons pas à grand-chose avec leur encodage.

  Sont-ils au courant de vos activités, à votre avis ?

  Difficile à dire; mais ce n'est pas impossible, surtout s'il y a une communication directe entre leur courrier et leur fameux cargo, répondit dame Estelle d'un air songeur. D'ici, nous n'interceptons pas leurs transmissions de navire à navire; cela leur laisserait donc au moins un canal sûr.

  Mais cela impliquerait que le cerveau de l'opération soit dans l'un ou l'autre, observa Honor, sans quoi ils seraient obligés de faire transiter tous les ordres par le consulat.

  Exact. » Les doigts de Matsuko frappèrent nerveusement son bureau sur un rythme syncopé, puis elle fit la grimace. « J'ai horreur de ce travail de devinettes, soupira-t-elle.

  Moi aussi », dit Honor. Elle se frotta le bout du nez. « Enfin, quoi qu'ils manigancent, ils y travaillent manifestement depuis un bon moment et, d'après le parent de votre chef de clan, il vaudra mieux éviter de passer l'hiver dans le delta. C'est dans combien de temps ? Deux mois, c'est cela ?

  À peu près. Vous pensez donc que nous disposons de ce laps de temps pour aller au fond de l'affaire ?

  Je n'en sais rien; nous commençons seulement à assembler les pièces du puzzle, mais le résultat devrait suffire à nous inciter à nous dépêcher, qu'ils soient ou non sur le point de déclencher l'opération. D'un autre côté, nous en avons assez découvert pour que je puisse prendre des mesures officielles.

  Des mesures officielles ? Comment ça ?

  Je suis en train de préparer un message où j'expose tous les faits, mes soupçons et mes conclusions, à remettre en mains propres au Premier Lord des Forces spatiales, répondit Honor, sombre. Il va peut-être me prendre pour une folle, mais peut-être aussi nous enverra-t-il de l'aide.

  Combien de temps cela prendrait-il ?

  Dans le meilleur des cas, étant donné la minceur de nos informations, il faudrait probablement dans les cinquante heures, et cela en supposant qu'il ne me juge pas délirante et qu'il ait quelqu'un dans les parages à détourner de sa route pour nous l'envoyer. Franchement, je serais étonnée d'obtenir une réaction utile avant trois ou quatre jours, mais au moins ce serait un pas dans la bonne direction.

  Et jusque-là nous sommes livrés à nous-mêmes.

  Oui, madame. » Honor se frotta de nouveau le bout du nez. « Où en est la patrouille de Barney ?

  Elle devrait se mettre en route d'ici... (dame Estelle jeta un coup d'œil à son chronomètre) vingt minutes. Barney se trouve au hangar pour le dernier briefing; ensuite, il reviendra ici. Les hommes ont l'ordre exprès de ne pas atterrir sans en référer préalablement à la base, mais il va leur demander d'ouvrir l'œil sur tout ce qu'ils survoleront de bizarre en se rendant à la zone cible; ainsi, nous devrions au moins déterminer où le chaman et ses ouailles ne sont pas.

  Très bien. J'aimerais adjoindre leurs découvertes, bonnes ou mauvaises, à ma dépêche à l'amiral Webster. En tout cas, je me sentirai personnellement beaucoup mieux une fois que nous aurons une idée un peu plus précise de la gravité de la situation à la surface.

  Moi aussi. » Dame Estelle se redressa. « Parfait, Honor; merci. Je vais travailler de mon côté. Avertissez-moi s'il se produit du nouveau du vôtre.

  Je n'y manquerai pas, madame. »

Honor coupa la communication et croisa les jambes. Elle joignit le bout de ses doigts sous son menton, sa pose préférée pour réfléchir, et se laissa bercer par le doux murmure des ordres et des réponses qu'échangeaient ses officiers de passerelle. Au bout d'un laps de temps indéterminé, elle inspira profondément et baissa les mains.

« Monsieur McKeon ?

  Oui, commandant ? » Le second se tourna vers elle et elle lui fit signe d'approcher; il se dirigea vers son fauteuil alors qu'elle se mettait debout.

« Je crois que nous en arrivons à la phase finale du jeu, murmura-t-elle afin de n'être entendue que de lui. Il est possible que je me trompe, mais il y a trop d'éléments convergents. » Elle se tut et McKeon acquiesça de la tête.

« J'ai étudié le plan de déploiement de Papadapolous et il me paraît bon, poursuivit-elle, mais je veux qu'on y apporte deux modifications.

  Oui, commandant?

  D'abord, je désire qu'on embarque dès maintenant les fusiliers à bord des pinasses; la place est suffisante pour qu'ils y logent – ils devront dormir à tour de rôle sur les couchettes, mais en se serrant ils devraient tous y tenir –, et je veux qu'ils se tiennent prêts à se faire larguer à tout instant. Ils auront le temps d'enfiler leur armure en descendant ou même une fois au sol.

  Oui, commandant. » McKeon sortit son bloc mémo et y tapa quelques notes. « Et la seconde modification ?

  Je veux qu'on ramène le lieutenant Montoya et tout notre personnel médical à bord de l'Intrépide, à mi-quart si c'est possible.

  Pardon, commandant? » McKeon cligna des yeux, surpris, et Honor réprima un sourire acerbe.

« Officiellement, j'estime injuste d'obliger dame Estelle et l'API à n'avoir droit qu'à l'assistance de notre médecin subalterne en cas d'incident sur Méduse; étant donné le nombre bien supérieur d'années de service du médecin-chef Suchon, il me semble beaucoup plus raisonnable de les faire profiter de son expérience.

  Je comprends, commandant. » Une petite étincelle avait commencé à s'allumer dans les yeux de McKeon. « Et la raison... euh... officieuse ?

  Officieusement, monsieur McKeon, fit Honor d'un ton austère, dame Estelle et Barney Isvarian disposent de leur côté d'un excellent personnel médical, sans compter tous les médecins civils qui résident dans les enclaves. À eux tous, ils devraient arriver à traîner le poids mort que constitue Suchon. » L'aigreur du ton d'Honor fit faire la grimace à McKeon, mais il acquiesça.

« En outre, reprit-elle au bout d'un moment, le lieutenant Montoya a beau avoir dix ans de moins de Suchon, il est meilleur praticien qu'elle ne le sera jamais; si jamais nous avons besoin d'un médecin ici, il nous le faudra tout de suite et je veux le meilleur possible.

  Pensez-Vous vraiment que nous en aurons besoin ? » McKeon ne put dissimuler son étonnement et Honor haussa les épaules, mal à l'aise.

«Je l'ignore. Disons que j'ai un pressentiment, à moins que ce ne soient mes nerfs. Mais je me sentirai beaucoup mieux avec Suchon à terre et Montoya à bord de l'Intrépide.

  Compris, pacha. » McKeon rangea son bloc mémo et hocha la tête. « Je vais m'en occuper.

  Très bien. Pendant ce temps, je serai dans mes quartiers; j'ai un message à écrire. » Elle sourit – d'un sourire étrange où se mêlaient la fatigue, l'inquiétude, la pénible conscience de sa propre ignorance, le tout sous-tendu par ce qui était peut-être de l'exaltation – et McKeon sentit lui venir la chair de poule.

« Qui sait ? fit-elle encore, toujours avec le même sourire bizarre. Peut-être aurai-je des éléments intéressants à y ajouter d'ici quelques heures. »

Elle pénétra dans l'ascenseur avec son chat, et McKeon resta quelques secondes immobile à contempler la porte qui s'était refermée derrière elle, en se demandant pourquoi son sourire lui avait à ce point fait froid dans le dos.




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